BOUILLONS KUB : une histoire d’exposition(ƨ)
2020 Jean-Yves Lepetit
Une maison en bouts de ficelle, l’ombre chinoise de deux personnages en bouchon et fil de fer assis côte à côte, des peintures non figuratives alignées à hauteur des yeux, la projection d’un glacier enneigé devant lequel dépasse un gros oreiller, des textes montés et démontés, des dessins qui collent à la réalité et la font décoller, une structure en bois à 5 branches qui occupe tout l’espace, des bâtons posés à même le sol ou adossés aux murs…
À Bouillons Kub, on expose des œuvres d’art.
Ironiques, ludiques, sérieuses, critiques, politiques, décoratives, trashs, sociales, écologiques, philosophiques, kitsch, légères ou insistantes, pataphysiques, peintes, photographiques, filmées, installées, sonores, amusantes, hermétiques, évidentes ou poétiques… en 2 ou en 3 dimensions…
Matérielles ou immatérielles, en mouvement ou figées…
Mais pour s’exposer, les œuvres ne disposent ni de pièces, ni de couloirs, ni d’ateliers, ni de galeries, ni de bureaux, ni de rampes d’accès pour handicapés.
Juste d’un espace exigu, un cube de 5 mètres de côté.
Entièrement blanc.
Comme le « cube blanc » aseptisé qu’on trouve dans les plus grands musées d’art moderne et contemporain du monde. Un espace d’exposition imaginé dans la Vienne du début du XXème siècle, adopté par les grandes institutions dans les années 1920-1930. Un dispositif qui cherche à abstraire le monde extérieur et isole - avec sa volumétrie épurée et ses murs neutres - l’objet d’art de tout ce qui empêcherait sa contemplation ou pourrait distraire le visiteur.
Bouillons Kub fonctionne comme les plus grands !
Comme eux, les murs de sa boîte vide sont couverts d’une seule couleur – le blanc.
Comme eux, la galerie associative joue un rôle de cadre invisible mais essentiel de l’art, désigne ce qui en est ou pas, qui est artiste et qui ne l'est pas.
Comme eux, elle indique ce qu'il faut regarder en focalisant le regard du spectateur sur chaque production.
Cependant, avec sa taille réduite, Bouillons Kub « sur-focalise » l’attention sur l’objet exposé.
L’exiguïté du lieu impose une intimité, une proximité peu courante dans les musées. Non seulement, le visiteur rencontre l’œuvre, mais il s’y heurte visuellement, de façon presque tactile.
Et cela d’autant plus que l’endroit ne permet pas la multiplication des productions.
Ailleurs, dans les « cubes blancs » des institutions reconnues, le vis-à-vis exclusif entre l’œuvre et le public, impose une forme de sacralisation. Et exige du spectateur qu’il respecte des règles implicites : « On parle à voix basse, on ne rit pas, on ne mange ni ne boit […] on ne chante pas, ne danse pas, etc… ». (1)
Comme un lointain écho des origines religieuses du musée quand il était encore un temple.
À Orval, On ne vénère pas l’art.
On l’observe, on le goûte, on en discute. On se raconte et on raconte aux autres, on partage des émotions. On vit une expérience sensible, directe.
Sans écran, ni intermédiaire. Sans commissaire d’exposition, sans conservateur, sans médiateur, sans scénographe, sans textes informatifs ou pédagogiques. Rien pour influencer notre perception ou prédéterminer nos jugements.
Rien en dehors de l’artiste présent avec lequel chacun peut discuter à bâtons rompus. À l’image de Robert Filliou (2) et de sa « Galerie légitime », un chapeau-musée qu’il transportait au hasard dans des cafés et qu’il faisait visiter à ses voisins de table.
Rien en dehors des visiteurs qui produisent des textes, des photos et des vidéos pour … les autres visiteurs et qui les lisent ou les présentent sur les lieux-mêmes de l’exposition.
Rien en dehors de l’intervention de musiciens ou de poètes qui ponctuent chaque événement.
Une sorte d’innocence, un retour aux sources, au jeu, au don, à la culture, une manière pour chacun de rivaliser avec les autres et soi-même en s’amusant, en se lançant des défis, en tentant de résoudre - pour qui n’est pas professionnel des arts plastiques – les énigmes que posent chaque exposition. Et de participer - avec les autres - au mouvement de la vie. Une vie qui ne se réduit pas à une vision exclusivement économique… celle du profit, de la compétition, du marketing.
À l’écart, dans son village, loin des réseaux qui font l’art, Bouillons Kub se nourrit du monde extérieur au lieu de s’en protéger.
L’activité artistique n’y fonctionne pas repliée sur elle-même.
Les productions proposées composent toujours avec les contraintes physiques du lieu : fragments d’un travail plus large présenté ailleurs, éclats d’instants, propositions réagencées ou conçus spécialement pour la galerie.
Bouillon(ƨ) Kub est un « cube blanc » et un cadre. Mais un cadre-charnière à partir duquel tout bascule.
À Orval une exposition ne s‘explique jamais par celle qui précède. Elle est le résultat d’un saut, d’un coup de dés, d’une ouverture imprévue. Une suite sans suites ouverte à toutes les expérimentations.
La galerie est un espace intermédiaire qui, au lieu de centrer l’attention uniquement sur les œuvres montrées, exhibe ce qui se passe dans les zones neutres : entre l’artiste et le spectateur, entre la pratique habituelle d’un auteur et ce qu’il est amené à faire pour s’exposer dans cet endroit particulier.
Bouillon(ƨ) Kub ne propose ni une vision linéaire, ni un panorama de l’art contemporain, ni l’exploration systématique d’un courant artistique. En passant du coq à l’âne, en exposant des travaux qui n’ont aucun lien entre eux, le lieu se refuse à produire la fiction d’un discours rassurant sur le monde et les pratiques artistiques. Celle d’une histoire de l’art linéaire qui s’enchaînerait -naturellement - dans la suite des œuvres et des expositions.
À Orval on laisse chacun seul face au chaos de la création et de la vie.
À l’image de notre perception du réel, subjective, parcellaire.
Bouillon(ƨ) Kub est bien plus qu’une galerie : elle n’œuvre pas seulement pour l’art contemporain, elle fait œuvre.
Depuis 2013, l’association ARSOR propose, à Orval, près de Coutances, un lieu d’exposition « Bouillons Kub », un cube tout blanc qui reçoit chaque année 4 expositions, chacune visible trois dimanches. Son but est de promouvoir l’art contemporain, d’aller à la rencontre du public et de croiser les regards. Chaque exposition est aussi un lieu d’écriture, de photographie et de film.
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(1) Brian O’Doherty, Inside the White Cube. The ideology of the Gallery Space, Berkeley, University of California Press, 1976-1999.
(2) Artiste proche de Fluxus. Créé en 1961 par George Maciunas, le mouvement reprend le questionnement critique sur le fonctionnement de l’art initié au début du 20e siècle par Marcel Duchamp et les Dadaïstes, puis plus tard par John Cage. Ses membres recourent volontiers à l’ironie, l’humour, la provocation. Le rejet des institutions, du statut de l’artiste, de l’œuvre, de la place de l’art dans la société et l’envie de purger le monde de la culture « intellectuelle, professionnelle et commercialisée » poursuit la tendance au « non-art » répandue chez ses précurseurs.
Texte succinct de présentation de BOUILLONS KUB :
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BOUILLONS KUB propose depuis son ouverture en 2013 de rendre visible l'art contemporain dans le coutançais
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C'est le lieu d'exposition de l'association ARSOR (très peu de lieux sont dédiés à l'art contemporain dans le département hormis « L'Usine Utopik ») dont l'ambition est d'être un pont entre l’œuvre et le public
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Tous les publics, car la volonté d'ARSOR est de partager cette expression avec tous, en donnant des pistes de compréhension, ou en suscitant curiosité et interrogations
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adresse : 7 rue des mares, 50660 Orval-sur-Sienne
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Site web : bouillonskub.com
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Tel : 0672385814
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Chaque exposition est un rendez-vous pour le public avec la pièce d'un artiste, présentée dans un cube blanc d'environ 5 m de côté
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Avec 4 expositions par an, BOUILLONS KUB est aujourd'hui à sa 30ème
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Pour sa 30ème, début 2020, BOUILLONS KUB s'externalisera à l'Usine Utopik pour une exposition extraordinaire, le sujet sera la redécouverte de l'ensemble des expositions faites, le commissaire est Thierry Brocard
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Ouvertures du KUB : à chaque fois 3 sont proposées, 3 dimanches de 15h à 18h, mais il est possible de prendre rendez-vous en dehors de ces heures et dates
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Particularité : les regards croisés, à la deuxième ouverture, textes, poèmes, photos et vidéos sont réalisés et présentés, le Journal du Kub est publié (il fait office de catalogue), des lectures sont faites
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Rencontre avec l'artiste (quand c'est possible)autour d'une table, à la bibliothèque d'Orval, le samedi entre 11h et midi, la veille de la dernière ouverture, l'occasion pour lui de présenter sa démarche, ou de montrer d'autres productions ; et pour le public de poser directement des questions à l'artiste, de satisfaire une curiosité et avoir une meilleure compréhension de ses pratiques.
Acteurs du projet :