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« La Disparate »  

ROBERT RAPILLY

À supposer qu’on me demande ici de raconter ma tenace motivation à peindre depuis cinq décennies, j’évoquerais cette sidération la première fois où j’ai posé une touche d’huile sur des surfaces et des volumes de carton (j’avais à l’époque esquissé deux visages de Demoiselles d’Avignon, les plus africaines à droite dans la toile de Picasso, et alors… en un seul geste, quelle invraisemblable force a jailli des pigments souples entre des mains étourdies d’apprenti sorcier !), exalté de pouvoir m’enfuir du monde raisonnable, car oui j’étais devenu soudain un puissant chauffard, certes sans danger pour les autres puisque cantonné dans le périmètre d’emballages Ikéa ou Darty, mais capable de plonger en des abysses chromatiques au point d’oublier l’heure et poursuivre dans la quasi-obscurité des tableaux commencés au grand jour, d’autres retrouvés après des années à quoi de nouvelles touches patientes venaient ajouter de la profondeur, tout cela selon des protocoles personnels très minutieux : ignorant des canons académiques mais tenace à dompter l’accidentel en répétant dix fois, cent fois un geste manqué avec un mauvais pinceau directement au goulot d’un tube défraîchi d’huile jusqu’à en extraire la régularité dont gémit le chaos… chaos définitivement provisoire de tableaux exécutés sur des coins de table, sans l’avoir prévu cinq minutes auparavant — sachant par ailleurs que j’avais en ces moments-là beaucoup plus urgent à faire que de peindre.

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